ANNIE LE BRUN
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2023

ANNIE LE BRUN
La vitesse de l'ombre

"Sans doute nous reste-t-il les mots pour évoquer ce que nous font perdre cette dictature de la visibilité et l'asservissement de l'image qui va de pair. Et encore, pas tous les mots, seuls ceux qui, se rejoignant pour nous emporter ailleurs, transgressent les limites du visible, telle "la mer allée avec le soleil". C'est à dire la poésie, pas celle qui encombre trop de livres, l'autre, la poésie vive comme ultime façon de contrer l’assujettissement à ce qui est, et plus précisément d'y faire barrage en parvenant à dresser les plus improbables "barricades mystérieuses", pour reprendre le titre intrigant d'une pièce pour clavecin que François Couperin composa en 1717."

"Mais les regards, vous savez ces regards qui, semblaient participer du même voyage sans fin, ces regards croisés, aperçus, entrevus comme les ciels changeant de paysages indiscernables, que sont-ils devenus ? Ont-ils définitivement disparu d'un monde qui prospère et contrôle tout à partir d'un système d'yeux sans regard (...) ?"


2021

ANNIE LE BRUN
Ceci tuera cela
Image, regard et capital

"Agrippés à leur smartphone comme appareil révélateur de leur visibilité, (ils) ne montrent qu'un conglomérat de regards parallèles que rien ne relie entre eux, sinon une similarité de comportement qui, en se multipliant, enferment de plus en plus chacun en lui-même à l'intérieur du monde sans échappée de la technologie. Ce qui pourrait bien être une illustration de l'impossibilité sociale grandissante de trouver un point de vue commun à partir duquel il pourrait être encore question de vérité."


ANNIE LE BRUN
Ce qui n'a pas de prix

"À croire que sous la dénomination d’art contemporain se manifeste une politique de grands travaux, menée à l’échelle planétaire dans un but d’uniformisation, venant conforter et aggraver celle qui se produit à travers la marchandise. Car si, d’un pays à l’autre, quel que soit le continent, on retrouve les mêmes marques et les mêmes franchises, il est devenu habituel d’y voir les mêmes artistes exposer les mêmes installations. Force est de constater qu’on se trouve là devant l’art officiel de la mondialisation, commandé, financé et propagé par les forces réunies du marché, des médias et des grandes institutions publiques et privées, sans parler des historiens d’art et philosophes appointés qui s’en font les garants. Cette « entreprise culture » a toutes les apparences d’une multinationale, où se forge, se développe et s’expérimente « la langue de la domination », dans le but de court-circuiter « toute velléité critique . "

"À savoir que c’est en investissant le domaine sensible, et en y investissant des sommes énormes, que cette violence de l’argent est en train de s’attaquer à ce qui, depuis toujours, a donné aux hommes leurs plus folles raisons de vivre. "

" Il n’est que de voir la frénésie avec laquelle ce monde, désormais prétendument promoteur d’une « beauté libre » qui colorerait la vie « en se posant partout sans adhérer nulle part », s’applique à inculquer la laideur à ses rejetons à travers les jouets dont elle les gave. Il suffit de s’aventurer dans les dédales d’un de ces innombrables magasins voués à l’enfance, pour être saisi par la grossièreté des formes et des couleurs comme par la vulgarité des matériaux. "

 

2018


ANNIE LE BRUN
Ailleurs et autrement

"Ainsi irais-je jusqu'à prétendre à la portée politique de ce qui est réputé n'en pas avoir. Dans la mesure même où tout ce qui est constitutif du domaine sensible est devenu en une vingtaine d'années la cible prioritaire de l'entreprise de domestication en voie d'achèvement. D'autant qu'au-delà de la frénésie événementielle qui détermine désormais pratiquement toutes les politiques culturelles, il y a l'actuelle offensive contre la psychanalyse confortée par des succès institutionnels et médiatiques qui devraient inquiéter beaucoup plus.
En réalité, ce n'est pas seulement Freud, la psychanalyse et l'inconscient qui en font les frais. Mais aussi tout ce qui en chacun peut être réfractaire au programme de formatage des êtres qui progresse chaque jour un peu plus. Force est même de constater qu'indépendamment des clivages politiques traditionnels, se constitue aujourd'hui un consternant consensus visant à la fabrication d'un homme nouveau, qui ressemble à s'y méprendre à « l'homme unidimensionnel », magistralement analysé par Herbert Marcuse dès 1964. La conséquence en est la neutralisation, si ce n'est l'éradication de ce qui, d'une façon ou d'une autre, pourrait en retarder l'avènement. Et, à cet égard, la trompeuse réactualisation d'une certaine radicalité, situationnisme compris, qui fait bon marché de l'inconscient, contribue au succès grandissant de tout ce qui est susceptible d'amener à cette simplification caricaturale de la personne humaine. Il est enfin remarquable que la mise au point de cet être fonctionnel, au bout du compte essentiellement déterminé par la technique, coïncide avec la récente promotion d'un hédonisme, érotisme solaire inclus, qui désormais s'affirme avec l'efficacité du dernier autobronzant intellectuel
Je sais, l'increvable soleil de la médiocrité n'a pas fini de fasciner. Mais, s'il est un moyen d'y échapper, voire de le combattre, ne serait-ce pas de commencer à regarder ailleurs et autrement ? "

2011


1994

ANNIE LE BRUN
Vingt mille lieues sous les mots,
Raymond Roussel

"Longtemps, je n'ai pas su voir Raymond Roussel. Dire que je n aimais pas celui qu'André Breton reconnut pour " le plus grand magnétiseur des temps modernes", serait inexact et un peu déplacé. Quels sentiments pourraient être de mise quand l'impénétrable brillance du plus obscur jeu de miroirs impose la distance ? Et une distance qui aura incité la modernité même à se laisser impressionner, dans tous les sens du terme, par ce personnage dont les Impressions d'Afrique de 1910 n'ont pas réellement plus à faire avec l'Afrique que ses Nouvelles Impressions d'Afrique, parues une vingtaine d'années après. De l'irréalité cultivée en manière d'être, Roussel fut, en effet, le premier à apporter la preuve décisive au procès du réel, commencé avec la fin du dix-neuvième siècle."

 


"Michel Leiris affirmera : «On n'a jamais touché d'aussi près les influences mystérieuses qui régissent la vie des hommes».
Dans la droite ligne de ces intuitions géniales, inspirée par l'immense découverte en 1989 du «fonds Roussel» comme par une relecture profonde de l'œuvre connue, Annie Le Brun, dans une étape nouvelle et décisive, découvre l'essentiel : Roussel est non seulement un des plus grands poètes, mais créant une poésie qui ne ressemble à aucune autre, il remet en cause la poésie même, et toute écriture. «Contraint d'inventer complètement», s'aventurant vingt mille lieues sous les mots, là où personne n'est jamais allé, il révèle, bien au-delà des habituels enjeux de la production littéraire, l'envers du langage, dans une opiniâtre «épopée de l'impression», quitte «à perdre dans l'aventure ce que les hommes appellent nature, sentiment, humanité et beauté».                                                                                               I
Nous forçant à voir en face ce qu'on voudrait tant nous cacher, le Roussel d'Annie Le Brun, non moins énigmatique mais à la fois plus haut et plus proche, n'a pas fini de défier notre aveugle modernité." Jean-Jacques Pauvert


1990

ANNIE LE BRUN
Alfred Jarry. Le surmâle
suivi de « Comme c’est petit un éléphant ! »

"Elles sont délicieuses, ces femmes dont rêve Jarry, insoumises de candeur définitive, au point de rendre méprisables toutes celles qui, au contraire, par bêtise, intérêt, ou pire, médiocrité, se lovent dans des comportements attendus, répètent les gestes appris et font obstacle de leur féminité abêtie aux plus belles dérives. Elle commence dans cette révolte, la misogynie de Jarry, à la mesure de ce qu’il aurait pu attendre de l’amour comme façon d’accéder à l’absolu, au-delà de toute identité sexuelle quand l’égalité s’invente, pour l’un et l’autre sexe, dans la possibilité amoureuse d’échapper aux rôles, quels qu’ils soient.
        Et cette misogynie a le même fondement poétique que celle de Sade ou Lautréamont, si les rôles sexuels, pour peu qu’on les reconnaisse, empêchent de jamais donner corps à ce désir insensé d’égalité, ouvrant pour les amants à une liberté de dérive au-delà d’eux-mêmes qui ne va plus cesser d’emporter Ellen et Marcueil après leur première étreinte. Plus rien de fixe, comme dans la poésie, ne détermine alors le paysage amoureux, pas plus le masculin que le féminin, dès lors que l’un peut devenir l’autre et dès lors que l’un et l’autre peuvent devenir autres."


1977

ANNIE LE BRUN
Lachez tout

"Méprisant depuis toujours les maîtres qui ont des mœurs d'esclaves comme les esclaves impatients de se glisser dans la peau des maîtres, j'avoue que les affrontements habituels entre les hommes et les femmes ne m'ont guère préoccupée. Ma sympathie va plutôt à ceux qui désertent les rôles que la société avait préparés pour eux."

"Contre l'avachissement de la révolte féministe avec Simone de Beauvoir, contre le jésuitisme de Marguerite Duras et de Xavière Gauthier, contre le poujadisme de Benoîte Groult, contre le débraillé d'Annie Leclerc, contre les minauderies obscènes d'Hélène Cixous, contre le matraquage idéologique du choeur des vierges en treillis et des bureaucrates du M.L.F., désertez, lâchez tout.
Le féminisme, c'est fini."

"Pendant que le vieux monde s'essouffle à se rénover, les femmes acquièrent lentement une indépendance, mais une indépendance de consommateurs. Le néo-féminisme sert à les presser d'accéder à ce bonheur, venant les conforter dans une identité de pacotille qui ne vaut qu'à la lumière des échanges marchands et des rapports de force qui les engendrent."


ANNIE LE BRUN
Tout près, les nomades

"Des écharpes de rails flottant au cou, les nomades entrèrent dans les bars du port. Sous des visières de brume et de fumée, des mains jouaient au poker. Les longues jambes de la durée frôlaient les respirations. Et la musique enrouée de la taille des femmes buvait la houle des demi-mots. Là, tout était prêt. La plus intime discordance effilochait les limites de la réserve dévoyée. Un vent, venu du nord le plus reculé, se leva dans l’œil des guetteurs et se mit à charrier, au fond des rues triangulaires, les parfums exotiques d'ici, d'ailleurs et de maintenant."

1972